Les territoires sont morts, vive les territoires

Que vaut cet accord dans les nouveaux édifices de la diplomatie économique ?

L’économie est de loin la source principale génératrice de conflits entre pays, et il est dans l’air du temps de déployer ses moyens afin d’exploiter toute ressource offerte par la nature. Cette course aux ressources naturelles a commencé depuis la fin de la seconde guerre mondiale, d’abord par les grandes puissances, qui avaient des moyens de prospection et d’exploration avancés, et puis, par mimétisme, par tous les pays qui ont vu une opportunité de « protéger » leurs intérêts ou assoir leur souveraineté sur des parties géographiques, internes ou externes à leurs frontières politiques. Cette marche a permis cependant à certains pays de se mondialiser sur le secteur de l’énergie, en poussant leurs acteurs industriels à leur servir de véhicule.

En 1958, la Conférence de Genève définit les eaux territoriales et la zone contiguë à celles-ci à des fins de douane, de fiscalité, de santé ou encore de l’immigration. En 1982, l’ONU complète la législation avec la convention de de Montego Bay, un travail de plus de dix ans pour permettre aux pays en voie de développement d’exploiter équitablement les ressources mondiales en déclarant leur Zone d’Exclusivité Economique, ou ZEE, et ceci dans le respect des règles du Droit de la Mer.

A noter que cette convention n’est pas signée par les Etats-Unis et que la France l’a signée en 1994, deux ans après sa date d’entrée en vigueur. La France a déclaré sa ZEE, une zone d’environ 10 millions de Km2.

La Grèce, signataire de cette convention n’a pas encore déclaré sa ZEE, une zone d'environ 500km2 et pour cause.....

La carte géographique montre comment la morphologie de la Grèce, dont les iles longent le littoral turc, et le Droit de la Mer, "empêchent" la Turquie de concevoir des projets d’exploitation des ressources maritimes. Car, il ne s'agit pas d'un empêchement, la Convention a prévu des règles et des procédures pour les pays qui n'ont pas accès à la mer, comme la Suisse par exemple. La Convention est assez complète et a prévu aussi les procédures pour des cas particuliers qui n'ont pas été encore signalés, mais les cas, comme celui de la Grèce ou de la Turquie, sont bien analysés.

Plus en détail, le Droit de la Mer prévoit une distance de protection de 12 miles, et puis, une autre de 200 Km supplémentaire, s’il n’y a pas de pays voisin en face (voir image ci-dessous). Lorsqu’il s’agit des iles grecques de la mer Egée, le droit qui s’applique est celui de diviser en deux la distance qui sépare les deux pays.

Aussi, un regard attentif au contenu de la convention de Montego Bay nous permettrait de voir le sens du droit international en matière de droit de la mer.  

Dans ses articles 74 et 83, respectivement sur la « Délimitation de la Zone Economique Exclusive entre états dont les côtes sont adjacentes ou se font face », et sur la « Délimitation du plateau continental entre états dont les côtes sont adjacentes ou se font face », le droit de la mer définit que « la délimitation de la ZEE entre États dont les côtes sont adjacentes ou se font face est effectuée par voie d'accord conformément au droit international tel qu'il est visé à l'article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice, afin d'aboutir à une solution équitable ».

La Turquie n’est pas membre de la Convention de Montego Bay et elle applique une vision dite « coutumière » du droit maritime. Forte de ce pouvoir provisoire, qui lui procurent indirectement les articles 74 et 83 de la Convention, puisque ceux-ci obligent la Grèce en s’y conformant, à se concerter avec elle, la Turquie a pris des initiatives unilatérales afin de s’immiscer à tout prix dans les projets de la ZEE de Chypre, et depuis quelques jours au sud de Crète. Pour cela elle signe le 27/11/2019 un accord avec le gouvernement de Tripoli (Libye) concernant la délimitation de leurs ZEE respectives (voir photo ci-dessous).

Cet accord prévoit une délimitation, mais en ignorant le statut des iles (dont Crète et les iles de Dodécanèse), et de ce fait la souveraineté de la Grèce. A noter que la Turquie n’est pas membre de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM), et que la Libye n’en est que signataire et non État-membre.

La politique expansionniste d’Erdogan, qui cherche à rétablir l’empire Ottoman, si on croit les spécialistes des questions d’Orient, elle se heurte à plusieurs obstacles :

  • L’adhésion à l’UE, oblige le respect de : a) qui considère que la Convention de Montego Bay, ou CNUDM, est un acquis communautaire, et par conséquent, la Turquie, dans ses préparatifs à l’adhésion à l’UE, doit la reconnaître et y adhérer avec tout ce que cela implique, b) la reconnaissance de Chypre en tant qu’Etat indépendant, condition sine qua non, c) la levée de l’extension des eaux territoriales, de 6 miles à 12 miles, décision prise unilatéralement en 1964 sans l’accord de la Grèce, puisque la distance entre certaines iles grecques et la côte turque ne le permet pas, d) l’intégrité territoriale de Chypre, en tant que République membre de l’UE, et de ce fait la dissolution du pseudo-état du Nord de Chypre, et e) la reconnaissance de la minorité musulmane et non « turque » au nord-est de la Grèce, dont le non-respect remet en question le Traité de Lausanne.
  • Ces dernières décennies, l’Etat grec a essuyé des milliers de violations de son espace aérien et de ses eaux territoriales par les forces militaires turques et a répondu en repoussant les avions ou bateaux turcs selon les règles internationales. Cela représente un effort pour la Grèce, à l’impact financier, qui pèsera dans les prérequis pour la reprise des pourparlers, car la Turquie aura besoin de convaincre de ses dispositions amicales, avec des garanties de long terme, si elle souhaite, comme obligée, de suivre la voie du droit international et abandonner le sabotage et le terrorisme d'état. Pour comprendre, il faut plonger dans les actions du MIT, et en ce qui concerne la Grèce, entre autres, les incendies de forêts qui ont ravagé les iles de l'est de la mer Egée et de Macédoine, le bombardement de sites touristiques en Crète, etc.  La Turquie doit aussi reconnaître les génocides arménien, grec et assyrien, avec tout ce que cela implique, et sortir de sa route vers le négationnisme et le révisionnisme historique, qui nous rappellent les pages sombres de l’histoire européenne, mais elle n’est pas prête à le faire. L’arrêt des pourparlers d’adhésion ne lui coûtent pas et elle continue à échanger pour la moitié de son PIB environ avec l’UE. Nous reconnaissons ici la nature économique de la diplomatie européenne.
  • La marge de manœuvre turque, au sein de son alliance avec la Russie, que nous ne développerons pas ici, est très étroite. Citons seulement que pour bénéficier de l’appui russe, la Turquie veut montrer qu’elle contribue au sabotage du projet américain EastMed. Pour rappel, le projet EastMed concerne le transfert de gaz naturel d’Egypte et d’Israël vers la Grèce. Cela pointe la nature des accords avec la Libye concernant la délimitation de leurs zones économiques qui coupent les zones chypriote et grecque comme le montre la carte turque ci-dessus.Chypre a découpé son ZEE en terrains et a accordé à des industries pétrolières, comme ENI, Exxon ou Total, des licences d’exploitation. La carte ci-dessous est la seule à être reconnu par le droit international.

 

Nous voyons mal comment des Etats comme la France ou l’Italie peuvent laisser passer cela sans réaction soutenue et déclinée en diverses mesures sur tous les fronts de l’action extérieure.

  • La politique américaine, directe, avec ses capacités d’imposer des sanctions économiques lorsque ses intérêts sont touchés, et indirecte, au travers de ses relations avec l’UE ou l’OTAN ou encore avec le G20 commence à s’exprimer sur le sujet montrant à la Turquie la route à suivre. Les Etats Unis restent prudents dans leurs déclarations, mais on reconnait sur ce point la diplomatie américaine, elle peut être foudroyante et radicale lorsque c’est le moment d’agir. La « menace », que la Turquie veut faire peser sur les iles grecques ne peut être effective, les relations entre la Grèce et les USA sont au beau fixe et l’OTAN a un règlement très précis en cas de conflit entre ses membres. Pour rappel, la Turquie a connu une croissance de son PIB après 2010, lorsque l’Europe en a fait une destination importante d’investissement et de commerce, mais la Turquie a des problèmes économiques, un taux d’inflation de 30% et un déficit important qui fait croître sa dette publique et soutient un déclin économique qui dure depuis plus de quatre ans. Cette situation économique pourrait expliquer pourquoi Erdogan se réfugie dans les dimensions nationalistes et son rêve de restauration de l’Empire Ottoman.
  • La Grèce est un pays pacifique, l’histoire est là pour nous le rappeler. Mais chaque pays a des paramètres qui lui sont propres et qui ne sont pas faciles à mesurer sur le plan de la géopolitique. Le paramètre « Grèce », peut déstabiliser la région de l’Est de la Méditerranée et c’est ce que la Turquie essaie de faire depuis plusieurs décennies, en commençant par voir des zones grises sur la souveraineté de la Grèce en mer Egée et puis par crier à l’usurpateur qui lui a annexé les iles, tout en essayant de pousser la Grèce à la faute. Plusieurs incidents ont déjà eu lieu, aux dépens de la Grèce mais en violation du droit international et des conventions. Ces violations ont permis de voir la réaction des Grecs. En cas d’agression militaire turque, donc, dans ses tentatives de récupérer son « droit » manu militari, aucun gouvernement grec ne pourra supporter un tel coût politique sans réponse militaire immédiate. L’Histoire a démontré que la plupart des pays, la Grèce aussi, sur les questions nationales sont intraitables. La multiplication des manifestations américaines aux côtés de la Grèce montre l’attachement les usa à conserver le pylône de stabilité grec face à un embrasement probable dans la région.

Que peut faire la Grèce ?

Le conflit entre la Grèce et la Turquie est vieux et le contentieux est lourd malgré ses aspects modernes. Chaque délimitation de zones frontalières, terrestres ou marines est un cas particulier, et il n’y a pas de règles générales applicables. La concertation bilatérale doit être le cadre général. Sinon, il s’agit d’un cas de guerre. L’Histoire nous offre des nombreux exemples pour le constater.  

La concertation lorsqu’elle est possible, doit être utilisée. En réponse à la politique actuelle trompeuse d’Erdogan, la Grèce doit continuer à agir selon les règles, ces règles que la Turquie peut titiller mais nullement outrepasser, car les représailles seront très lourdes de conséquences.

La stabilisation des Balkans, avec l’adhésion des pays qui n’ont pas encore adhéré, permettra à l’UE, et à l’OTAN, de se doter d’une base d’action extérieure plus solide, ce qui renforcera davantage la position et le rôle de la Grèce dans la région.

Les attitudes belliqueuses de la Turquie, au nom du leadership dans la région (Syrie, Israël, Liban,…), créent des différentiels propices aux alliances inattendues. C’est le cas du rapprochement d’Israël et de l’Egypte avec la Grèce, et non seulement.

La Grèce doit rester forte, de tout point de vue et être prête pour le pire, c'est à dire une violation de ses droits assortie de l'indifférence de ses alliés. 

Que peut faire l'UE ?

Soutenir la Grèce si elle ne veut pas perdre toute crédibilité en ne respectant pas les compétences, telles que la politique extérieure, qu'elle essaie de intégrer au nom des Etats-membres. Rester vigilante envers la Turquie, avant qu'elle se tourne commercialement vers d'autres horizons comme la Chine ou l'Iran, tout en la poussant a respecter le cadre et les acquis communautaires. Il ne faut pas qu'elle montre le même laxisme qu'elle montre face au problème des réfugiés.

Prendre des mesures pour contenir les effets de l'action extérieure turque et faire le ménage en son intérieur pour rendre son action plus efficace. On ne peut se contenter d'exercices militaires communs, au titre de la dissuasion, qui d'ailleurs n'ont aucun effet dissuasif mais à posteriori on peut dire qu'ils servent à armer la Grèce. La France et l'Allemagne, avec leurs relations économiques privilégiées avec la Turquie, ne doivent pas monopoliser l'action extérieure européenne, l'Europe souffre de ce modèle de construction politique. La France attend à la porte pour vendre ses Mirages ou ses frégates, comme si le conflit est juste un terrain pour faire la compétition avec les Etats Unis qui placent leur F-16. L'Europe a les moyens d'exercer la pression qui convient, par exemple en suspendant les aides et participations turques dans différents programmes européens, ou encore prendre des mesures économiques afin de faire entendre sa politique.

Que peuvent faire les Etats-Unis ?

En quête d'alliances fortes dans la région, ils ont besoin de la Grèce. Le prix de cette alliance est lourd en dépenses militaires pour la Grèce, qui doit honorer le MDCA (mutual defense cooperation agreement) signé avec les Etats-Unis. A ce stade l'oncle Sam ne s'est pas montré assez dissuasif envers la Turquie, lui laissant la porte ouverte pour un retour éventuel au sein de la sphère d'influence occidentale. Par ailleurs, cette position est celle de beaucoup d'observateurs qui ne voient plus la Turquie au sein de l'Otan.

Les hommes passent, les Etats restent, et Erdogan ne sera pas là demain. La Grèce en regardant son avenir elle pourra nouer des relations, entre autres, avec les forces démocratiques turques, en espérant qu'elles émergeront, car comme dit le proverbe grec « une mauvaise année passe, mais un mauvais voisin ne passe pas ». A.A.